Fléville-devant-Nancy: hommage à la ferme de Frocourt

[Fuji X100T / photos brutes]

Le truc qui m’obsède peut-être autant que la tofaille c’est les trucs pétés et les trucs disparus. Les trucs disparus encore plus en fait. C’est mieux que les trucs pétés. Les trucs pétés c’est pas frustrant, c’est là, y’a qu’à se baisser pour les picorer. C’est beaucoup trop feng shui pour être honnête. Alors que les trucs disparus, c’est plus là, tu peux pas les toucher, tu peux pas les visiter ou y faire des vidéos waouh pour ta chaîne Youtube de merde. C’est frustrant. Et la frustration c’est cool, ça te remet à ta place, et ta place est insignifiante.

Au bout d’Houdemont, dans la banlieue de Nancy, et même à vrai dire en partie sur le ban de Fléville, il y a une enseigne de bricolage qui hésite encore entre royalisme et enchanteur du cycle arthurien. Les gens s’y pressent, y compris le dimanche. Parce que c’est bien de cautionner le travail le dimanche quand on travaille pas le dimanche. Et on travaille pas le dimanche parce qu’on refait sa cabane de jardin ou on ponce une porte. C’est comme les retraités actuels qui sont pour la retraite à 64 ans. J’ai pas de mots. Enfin bon, les gens ils sont là sur le parking, ils vont acheter des trucs pas souvent utiles, mais toi t’es pas comme ça. Tu vas quitter le parking à pinces, revenir vers l’entrée du parking sus-cité et sur la droite tu verras un très court chemin raide qui grimpe, escorté par des arbres sûrement sagaces. En tous cas on ne m’a toujours pas prouvé qu’ils ne l’étaient pas. J’y suis retourné cette semaine parce que c’est un endroit que j’aime bien. Tu arrives en haut et la ville disparaît. La zone disparaît. Te v’là au bord d’un champ. Et là, juste devant toi, est un joli fantôme. Le fantôme de la ferme de Frocourt. Je t’explique avec le concours comme toujours apprécié de Géoportail, qui est mon Netflix à moi.

Je te fais la même mais en version vieille, à l’époque où les avions photographiaient le pays décemment et où ton grand-père pratiquait un patriarcat digne et généreux: c’était au temps qu’on avait des valeurs actuelles, quoi.

Eh ouais gros-se, y’a une ferme sur la photo. La ferme de Frocourt. C’est un peu comme la ferme Saint-Jacques à Maxéville. Elle est là elle est plus là. Pouf. Magie. Comme dirait l’enchanteur du cycle arthurien. Frocourt est tombée avant Saint-Jacques, d’après ce que je trouve sur Internet. Internet autant si je veux savoir si je peux cuisiner mes crottes de nez y’a pas mal de ressources, mais sur la ferme de Frocourt ça reste léger. En même temps tout le monde s’en fout un peu de la ferme de Frocourt. Dans le fond moi aussi, elle change pas ma vie la ferme de Frocourt, moins que la tofaille en tous cas. Mais quand j’arrive en haut du petit chemin, je ne peux pas m’empêcher de la voir. Depuis que je sais qu’elle était là, je la vois. Les grosses zones commerciales cradingues comme celles d’Houdemont c’est rudement pratique on va pas se mentir. Et l’idée que c’était mieux avant est en général le symptôme des âmes nulles. Mais quand même, on ne m’ôtera pas de l’idée que c’était mieux avant, du temps de la ferme. Parce que les sols naturels buvaient l’eau, parce que les ballets de bagnoles à la con n’existaient pas ici et ne crachaient pas de poison, parce que le paysage était un peu plus cool, vu qu’une ferme c’est plus joli à mon goût qu’un magasin de bricolage ou qu’un uber hypermarché avec un parking sur 700 niveaux. Parce que produire à bouffer pour les gens ça a l’air plus utile que de vendre des semi-remorques de trucs qu’il faut produire, transporter, conditionner puis mettre à la déchetterie, polluant de manière porcine tout le long du processus, de A à Z, bravo la société de consommation (je suis aussi contre la guerre et j’aime les bébés animaux).

J’essaye de me raisonner mais j’y arrive pas. Je crois quand même que c’était mieux avant. Après les zones commerciales et toute leur absurdité sont des endroits que j’aime pour faire des photos, regarder les gens, parfois leur causer, voire croiser des connaissances: mais du point de vue supérieur de l’intérêt général, c’était mieux avant. Quand même. Mais je cause je cause et pis je fous pas de photos.

Ouais c’est le ciel entre les arbres. Ça puait l’orage. C’était chouette. Ah oui parce que du coup faut pas t’attendre à des photos de la ferme, elle a disparu vers 1975, forcément. Et comme je suis pas un zouave de chasseur de fantômes, j’ai pas pu enregistrer ses cris informes tandis qu’elle s’effondrait sous les coups de la démolition. J’ai pas de spirit box ni même de connardotron 6000 que j’aurais acheté 150 balles chez Casto (le nombre de Picons que tu peux boire au bar pour 150 balles, ça serait un meilleur investissement, pis au bout d’un moment y’a moyen que tu voies des spectres easy en plus). Voilà, du matos, des gadgets, l’aventure t’sais, le surnaturel. Acheter des trucs comme ça aux petits malins qui les vendent, et se pignoler ensuite avec un air entendu sur des bruits blancs, ça c’est surnaturel, en effet. Les gars ils croient chasser du fantôme, en fait ils font de l’ASMR en scred la nuit. Enfin bref, pas de flux éthérique sur ce coup-là, déso pas déso, hein. Mais encore une fois, mon cerveau qui erre dans des vies qu’il ne connaît pas, qu’il invente, celles des gens qui ont vécu et travaillé dans cette ferme que je vois comme si elle était là. Mais elle est pas là. «Ferme, pas là» comme dirait mon fils qui commence à causer. Ferme ta gueule, comme je me dirais si je me rencontrais.

Alors faut juste continuer le chemin, non? A droite je vais finir au pied de l’autoroute à téma les graffs de l’Antiquité, c’est sympa mais je suis pas motivé. Je pars à gauche, le long du bois, le long du dernier entrepôt de la dernière enseigne superflue de la zone. Je vois ce tas de pierres et de gravats, voisinant avec une courte portion de muret dévoré de végétation, en bordure du chemin. Voilà, les seules traces physiques de la ferme de Frocourt.

J’aime bien ici, ce petit bois qui n’a pas bougé depuis des décennies. C’est rassurant. Je pense à toute la vie que cette réunion d’arbres abrite, des araignées marrantes aux renards glissants. Si ça se trouve, il y a des blaireaux et ça c’est une pensée qui fait plaisir. A gauche s’ouvrent des prairies bordées de forêt ou de haies. Les haies c’est la vie, c’est comme le gorgonzola. Juste au-delà sont tapis des pavillons invisibles avec chien de garde réglementaire. Mais je descends vers Fléville. Dans les flaques d’eau, des œufs de grenouilles en masse. Je pense au carnage à chaque passage de véhicule, généralement agricole.

L’horizon est ouvert sur ce sud flou de Nancy, immédiatement rural et pourtant ourlé d’autoroutes, de voies rapides, de voies ferrées, de canaux. L’orage menace de plus en plus. Je descends jusque Fléville? Oh, oui. Rien que pour voir le bois s’ouvrir, la fenêtre au bout du chemin, c ‘est chouette et j’aime ça.

Il n’y a personne sur le chemin, c’est tant mieux. J’aime pas trop croiser des humains quand je me promène. Autant je peux dans certaines circonstances être parfaitement sociable, et pousser le vice jusqu’à aimer ça, autant j’aime marcher en silence, surtout en forêt. Je conçois que pour plein de gens la promenade soit un support pour taper la causette, mais à vrai dire pour moi, la promenade est une activité en soi. La promenade c’est voir, entendre, sentir, c’est un truc sérieux, c’est comme évoquer le temps qu’il fait, ça se fait pas à la légère. Si on babille sans cesse en même temps bah ça fonctionne pas. Alors j’aime pas marcher avec des gens et c’est comme ça. Ni même en croiser. Les gens c’est relou. J’en veux pas dans ma balade. Rentrez chez vous les gens.

Je veux des racines, des fleurs, même des qui puent, des arbres, même des morts, des bestiaux, même des charognes, du vent, même s’il amène l’orage. Prévoyant comme toujours, je suis en t-shirt et en baskets au milieu des champs, je la sens déjà l’averse de grêle que le sort me réserve. Sauf que je suis plus fort que le sort, je suis comme ça. J’ai louvoyé entre les averses, les éclairs, les nuées de frelons polaires et les électeurs de droite, bref j’ai géré l’adversité. Et je suis rentré sec. Tu vas faire quoi Taranis? Mange tes morts Taranis.

Bon je cause, je cause et puis voilà Fléville qui se pointe. Il va falloir encore descendre un peu plus bas, vers les fesses du château. Le derrière. Le château de Fléville tu sais. Oui y’a un château avec une belle tour ancienne et plein d’autres belles choses. Quand j’étais jeune, même si j’avais déjà des poils sur la face, mais bon c’est pas le sujet, j’étais guide au château. Ouais ouais. Ça m’est arrivé. C’était marrant. C’était un peu n’importe quoi aussi mais c’était bien. Je ne sais pas du tout à quoi ressemblent les visites actuelles, mais sur la base d’une expérience vieille de plus de vingt ans, je peux te dire que le château vaut le coup d’être parcouru. Je te l’annonce. Tu feras dans ta tête l’impasse sur les gnangnanteries familiales qui à mon époque en tous cas étaient présentées d’une manière pas bien intéressante et tu te concentreras sur tout le reste. C’est mon conseil beauté de la visite.

Sur la photo au-dessus, à 500 mètres à peine, de l’autre côté de la crête, y’a des tas de magasins nuls. C’est à ne pas y croire. Le tout c’est de rester du bon côté de la crête. Du bon côté du bois. Fléville est cerné. Fléville reste partiellement rural, mais cerné.

Bon on arrive en bas du chemin. On peut se raccrocher au parcours de santé très bucolique qui voisine par un court chemin de jonction, ou continuer vers le cul du château. Bah un cul de château, ça se refuse pas. C’est aut’ chose que le cul du Courtepaille hein.

Et l’orage tombe sur là-bas, vers Maxéville et Champigneulles, je dirais, à vue de pif. Je me réjouis parce que c’est beau, je me réjouis aussi parce que je suis pas équipé et que ça passe au large. Quel bon entre midi je passe, les amis.

On dirait que me v’là à Fléville. En tous cas je reconnais pas ces arbres étranges. Peut-être c’est pas des arbres. Peut-être c’est des machins d’humains. Peut-être ce machin là-bas c’est un tracteur qui se magne le jonc de faire ses trucs à faire parce que le temps est instable et puis du côté d’Art-sur-Meurthe, donc pas bien loin à vol d’orage, ça commence à grogner dans les nuées.

Bon, on est à Fléville. Là c’est sûr. Et à la fois Fléville ça va. Ça se fait en douceur. C’est Fléville quoi. J’ai un copain, que je salue si il passe par là, quand on était ados, il habitait là. A Fléville. Non mais c’est pas grave hein. Ça arrive. Et pour aller chez lui je prenais le bus. Le bus de la ville. Et le bus à un moment il est au milieu des champs. T’es là, accroché avec ta main à un bordel en caoutchouc lové à une barre métallique dans ton bus pour pas tomber, y’a des gens autour de toi qui on l’air de se faire chier, y’a des chewing-gums sous les sièges, la scène a la poésie d’une promo chez Casto, bref t’as tous les signes dans ton véhicule urbain que t’es bien dans un truc urbain. Et t’es là au milieu des champs. Bah moi ça m’a marqué. Y’avait une joie absurde à tout ça. On se serait cru dans le bus de Paul Kirchner.

Je faisais le malin à une époque. En 1997 je crois, j’ai enlevé ma montre en disant je serai pas esclave de l’heure tout ça. Bon. En 2003 je crois, j’ai eu un téléphone portable. Donc j’ai l’heure tout le temps. je suis un peu comme ces gens qui sont là, avec leur smoothie à la main, à pérorer: «Oui tu sais moi j’ai pas de télé à la maison parce que la télé…». J’ai envie de leur dire «Gnagnagna», parce que j’aime citer les philosophes dans leurs fulgurances. C’est les mêmes que tu retrouves comme des lapins épileptiques devant leur écran d’ordi à 00H37. Car il est 00H37 et je suis devant mon ordi et j’ai pas de télé: voilà, je suis démasqué. Putain mais pourquoi je parle de ça moi, encore? Vas-y mon cerveau c’est vraiment Fleury-devant-Douaumont, vers le 24 février 1916 à midi.

Ah oui. Je me souviens. Je sors mon téléphone, je regarde l’heure et horreur, je risque de revenir en retard de ma permission d’entre midi. Le centre d’incarcération salariale va gueuler. Vite! Demi-tour! Et puis, plus inquiétant, l’orage se fait pressant, ça cartonne pas si loin et quelques gouttes périphériques me tapotent. Un petit harcèlement qui pourrait devenir un tabassage en règle si je ne presse pas le pas.

Avant de te laisser sur une série très marquée par ma sueur et une précipitation de bon aloi qui une fois encore m’a permis de voir l’orage de près sans me le prendre sur la tronche, je te dirai que les banlieues de Nancy que je classe en enfer pavillonnaire, moi le premier, bah faut pas s’y tromper. Faut arrêter de faire des petites cases et aller arpenter le terrain. Houdemont, Ludres, Heillecourt, Fléville, Saulxures, Seichamps et tout ça. Oui c’est plein de pavillons qui ont pété les terres agricoles et les prairies. Oui les sols y sont terriblement artificialisés. Oui on peut s’inquiéter d’un mode de vie de petite bourgeoisie pantouflarde qu’on attribue à ces lieux, à tort ou à raison. Oui on peut regretter ces dortoirs qui privilégient la propriété privée à l’espace collectif. Oui à tout ça, d’accord, si tu veux. Et avec ce «si tu veux», je m’adresse principalement à moi, tel que j’étais y’a pas si longtemps. On peut avoir toute cette critique en bloc. Mais que ça ne nous empêche pas d’être curieux. Tant que ta curiosité est plus forte que tes inévitables et nécessaires opinions de comptoir, idées, certitudes, préjugés, t’as quelques chances de pas finir trop en vieux con. Mais c’est une longue, dure et terrifiante bataille contre soi-même.

Dans ces banlieues, déjà y’a des typologies d’habitat qui sont intéressantes à guetter. Des styles, des parti-pris, des décos de jardin de toutes sortes, le pire côtoie le moins pire, en photo c’est un régal. Des formes, des textures: comme partout. Comme dans le massif vosgien, comme dans la ZAC du coin, comme sur la peau des humains. Donc, rien que là, c’est un sujet intéressant. Ensuite y’a des gens. Les gens, comme sujet, tant qu’ils ne viennent pas causer dans ma balade en forêt, je suis fan. Mais surtout dans ces banlieues, y’a pas que les pavillons. Y’a plein de recoins naturels ou pas, y’a plein de petites chouetteries cachées à droite à gauche. Des choses toujours très modestes, mais la modestie n’empêche pas l’extraordinaire. Il y a des wagons de photos à faire dans ces marges absurdes. Des wagons.

En attendant, j’ai eu chaud au cul moi, avec cet orage. Me reste plus qu’à redescendre vers ma voiture, à mettre le contact et à partir vers de nouvelles aventures en crachant des particules fines. Youhou Jolly Jumpy, l’aventure nous appelle, il nous reste une longue route à faire jusqu’à ma chaise de bureau! Qui sait ce qu’il va nous arriver sur

Ouais non j’annule cette phrase, elle était super mal barrée.

Maxéville: le bas du milieu du bas

[Fuji X100T / photos de guingois remises d’aplomb, quelques tripotages de contrastes plutôt mineurs]

Maxéville faut mettre des escaliers. On enlève les rues on met des escaliers. C’est bien ça comme idée. Parce que c’est le truc de toutes communes qui penchent autour de Nancy. Dommartemont, Villers-lès-Nancy, Laxou, Malzéville, même combat. Des escaliers. Ou des chaises à porteurs. Après va trouver un bon porteur de nos jours… la CGT a fait du mal, hein. Bon le bas du milieu du bas de Maxéville c’est un coin que j’aime bien. J’en ai été longuement voisin car j’ai habité des années tout au bout de la rue du Faubourg des III Maisons, à la limite entre Nancy et Maxéville. Ma fenêtre de cuisine donnait sur le canal, je pouvais causer aux plaisanciers et aux pigeons qui venaient se poser sur le rebord de la fenêtre, c’était bien.

Ce bas du milieu du bas (que je nommerai le bdmdb pour simplifier le travail des investisseurs de Un Dimanche en Lorraine Ltd) est coupé en deux par la voie ferrée. D’un côté, sur le haut du bas du milieu du bas, on va vers la mairie, on trouve de la MJC, de la médiathèque, de la brasserie, de la entreprises diverses que je connais pas. Et même de la Inspé ex-Espé ex-IUFM (ouais c’est bien de changer tout le temps le nom des choses, ça challenge le public, et ça fait un public de winners, CQFD). De l’autre côté de la voie ferrée on trouve des restaurants fermés, des bars glauques fermés, une très bonne pizzéria en livraison mais fermée et un Lidl très ouvert. Y’a aussi un foyer d’hébergement où j’ai échangé quelques cafés avec une maman et sa petite fille venues de très loin. La petite aimait bien les canards du canal et la maman était une photographe douée qui s’ignorait: j’espère qu’elle aura pu continuer de tromper la vie rude par l’image. J’espère qu’elles vont bien là où elles sont. Je leur envoie de l’affection, en passant. Enfin voilà y’a un petit côté déshérité par ici qui me met assez à l’aise. Mais pourquoi donc c’est comme je te le raconte?

Tu dois comprendre que Maxéville, en tous cas le bdmdb (c’est pénible hein?) était un endroit très industriel et il hérite d’un plan assez contraint par toutes ces structures. Sauf que les structures, c’est fini. Les Brasseries Réunies, les Vins de la Craffe, le TP Max, transporteur aérien venu des carrières (qui se trouvent en haut du haut), les hauts-fourneaux, la mine, les entrepôts frigorifiques, ça fait belle lurette que ça n’existe plus. Alors le quartier ouvrier autour il a été tout dépérissant pendant des années. Je te jure que pour rattraper le coup derrière, c’est rock’n’roll. Certains bâtiments ont disparu, d’autres ont été à l’abandon, il y a eu des friches, on a reconstruit des trucs. Depuis quelques années les parcelles en friche ont tendance à disparaître au profit de constructions neuves. Bon. C’est bien et c’est en même temps un peu triste pour ces bouts de ville complètement sauvages et pas mal cradingues que personne ne semblait maîtriser. Mais le bdmdb reste le bdmdb tu sais. Sa voie ferrée en balafre, ses rues qui devraient être des escaliers, sa précarité, son canal tout sale comme un canal mais somme toute agréable. C’est pas un coin facile. Mais c’est un coin que j’aime bien.

Alors si tu es un-e gredin-e, ce dont je ne doute pas, tu te dis: «nan mais il est con lui il dit c’est moche et tout et il dit qu’il aime bien comment il est con j’y crois pas le teubé». Ça tu vois c’est parce que je suis un artiste. J’ai une sensibilité au monde et une empathie spontanée pour la part damnée de l’univers. Et toi bah tu vois t’es pas un artiste, alors tu te dis des trucs cons et tu vas en vacances à Perpignan. C’est comme ça c’est pas de ta faute. Après si tu veux je peux t’expliquer ma démarche artistique, mais comme t’as pas de subvention à me donner et que de toute façon je suis pas sûr que tu sois outillé pour comprendre… enfin bref, Bordeau-Chesnel, les rillettes, les valeurs, tout ça. Si j’avais une mèche je la remettrais rageusement en place tiens. Après cette mise au point, je propose une photo. C’est un proposition artistique, hein.

Y’a ce côté stérile dans le bdmdb, comme si rien ne pouvait arriver. Rien d’autre qu’un TER en retard. Les longues rues et ruelles qui suivent sagement les courbes de niveau s’alignent, s’empilent. Dans le bdmdb on fait ce qu’on peut. Mais y’a des gens que j’aime beaucoup. J’ai parlé de la maman photo et de sa fille canard, mais y’a aussi ce retraité bourgeois et loyal, attentif et intègre comme le hussard ou cette famille d’un pays qui se cherche et dont les enfants ont l’imagination pleine de soleil. Comme le concluait Lindingre très justement à l’issue d’un post Facebook (on peut pas toujours se référer au dernier BHL hein): «oui mais il y a les gens». Et ça change tout.

A cette saison, la végétation foisonne et avec les coupes tardives, elle a le temps de se répandre, d’occuper l’espace, de donner un côté brouillon aux choses et à vrai dire joliment abandonné. D’ailleurs cette notion est stupide, une de plus: la végétation comme marqueur de l’abandon. Bah justement non. Quand la végétation revient en force, ça n’a jamais été aussi vivant.

Maxéville, le bdmdb, en vrai tu sais pas où aller. Si tu vas t’enfiler vers Nancy, y’a plus de moyen de traverser la voie ferrée avant un moment, si tu veux aller vers Champigneulles, t’as cette si longue rue coincée entre voie ferrée et canal avec si peu d’échappatoires transversaux, alors tu peux passer derrière les maisons et aller au canal, mais là encore, pour traverser il faut aller jusqu’aux ponts. C’est un quartier compliqué à visiter pour un touriste qui veut un petit circuit bien fignolé et qui ne repasse jamais deux fois au même endroit, car le doublon c’est le genre d’événement qui colle des AVC aux touristes et aux guides et blogs et comptes Insta qui partagent leurs bons plans que tout le monde connaît. Non vraiment ne viens pas ici, sinon tu vas apprendre ce que c’est le linéaire et tu ne veux pas ça. Fous-nous la paix, quoi. Va faire chier les Bretons tiens, je suis sûr que leurs influenceurs tourisme te partageront des purs plans crevettes. De toute façon ici dans le canal y’a surtout des plans caddies, des plans vélos, parfois des plans cadavres.

Bref, ici c’est le quartier à Roger Cageot. Quoi? Tu connais pas Roger Cageot? Bah va pas fouiller dans ses affaires hein.

Pour finir, on va mettre de la couleur et moins de mauvais esprit. Et une photo pas de moi. La maman de la petite fille canard elle a fait cette photo, ici, dans ce quartier, un jour. C’était la première fois de sa vie qu’elle avait un appareil photo en main. Et trois déclenchements plus tard c’était comme si elle avait fait ça toute sa vie. Elle et sa fille, elle m’ont donné des leçons de courage, sans faire exprès. Le combat ordinaire a ses héroïnes ordinaires.

Et j’adore cette photo.

Rendre Gorze -2-

[Fuji X100T / photos brutes sauf un ou deux recadrages pour la dignité]

Je réexplique pas le titre hein. C’était déjà assez malsain la première fois. Mais si tu aimes être dépité, tu peux te référer au billet précédent.

J’étais en train de tanner avec Gorze. Punaise tourner autour de Gorze c’est chouette, on passe de la petite cité pas claire entre ville et village à des promontoires dégagés, on croise des coins de campagne ravissants, des combes indécentes, des forêts belles mais souffrantes, des pavillons apeurés aux sols artificiels, des parties de campagne humides et délicates. C’est valable. Faut aller tourner autour de Gorze si on aime les contrastes. Contrastes toujours contenus dans une dense circonvallation forestière.

Comme Gorze est au fond de son cul de sac topographique, t’as une sensation d’échappée belle quand au coin d’une hauteur la campagne, quasi-meusienne, c’est dire si c’est beau, s’ouvre devant toi. La croupe sombre de crêtes lointaines, le moutonnement de mai des cimes forestières que structure le soleil pâle, comme la fourrure du chat qui se remet en place sous notre caresse. On oublie la saignée dans le plateau, la saignée de la Gorzia, on oublie le clocher dominé par l’hôpital. On y replonge pourtant avec envie, parce que les mystères de Gorze nous font de l’œil, les coquins. Le terrain de foot, piscine à pissenlits, parcouru par des quidams en pleine récolte. C’est le mois de mai, tout a pourtant l’air abandonné, l’herbe est déjà haute. Incongrus, des employés municipaux ou d’un sous-traitant, va savoir, s’échinent à tondre. Une tonte bien tardive: tant mieux pour les bestioles. Les gradins sont des structures de bois pas bien rassurantes qui ressemblent à des podiums pour ogres. Au-dessus passe la route et l’accès au cimetière. Il est étonnant ce cimetière. Partiellement nickel, partiellement comme abandonné, de vieilles tombes surgissent en tous sens dans la pente, pas bien stables, des monuments funéraires font la révérence, saluent jusqu’à se rompre. Des tombes modèle militaire s’alignent bon an mal an: ce sont pourtant des civils morts il n’y a pas si longtemps pour certains, avec une simple croix, sous une simple chape de plomb. Ils sont tous là, alignés. Peut-être un déplacement de cimetière? Peut-être pas? Je reste sans explication, mais l’ambiance de ce cimetière, assez vaste, est un peu troublante. Inhabituelle en réalité. Le trouble naît de ce qui est presque comme d’habitude, mais pas tout-à-fait, sans pourtant qu’il ne se passe grand chose de palpitant: tout est dans la sensation, la trompeuse sensation. Là nous saisit une averse soudaine. On se réfugie dans la petite cabane de jardinier où nous accueillent une brouette et deux trois ustensiles mal identifiés. On fait le dos rond, on regarde les araignées, on essaye de discuter avec mais comme toujours elles font semblant de ne pas parler. On attend la fin de la chaouée.

Là-bas, au-delà du cimetière, on surplombe la bourgade de tout près. Les cloches sonnent longuement, à la volée. Dans la vallée étroite, elles résonnent, profondes. Point de délicat carillon, mais la puissance d’un appel impératif. On avance sur des sentiers que les travaux forestiers rendent glissants après la pluie. La forêt semble ici avoir gravement souffert ces derniers temps, les coupes sont vastes. Faute d’écouter les alertes, nous en sommes à pleurer, un peu plus chaque année, nos arbres. Près de chez moi il y a trois arbres au milieu d’un champ, je les aime, ce sont mes arbres, des amis dans le paysage. L’été dernier je les ai vu cuire, perdre leurs feuilles très prématurément. En ce printemps, deux d’entre eux sont pour le moment pleins de panache… le troisième commence seulement à s’étoffer, mais reste malingre. Leurs trois silhouettes confondues ont toujours été un modeste phare pour moi. Je dois me faire à la détresse de l’un d’eux. Peut-être à sa future disparition. Passera-t-il cet été? Allons-nous enfin écouter les alertes, et obliger, par tous les moyens, nos bons maîtres sourds comme des pots et égoïstes comme des bons maîtres à écouter les alarmes désespérées ?

En attendant les pentes sont impressionnantes dans ce coin. Le soleil tombe en cascade des hauteurs, et après la pluie il y a là une brume, légère, timide, presqu’invisible, qui n’existe que parce que les rayons lui tombent dessus. J’ai bien aimé cette partie de la balade, descendant tranquillement au rythme de ma fille fatiguée, pour échouer sur le récif de la chapelle Saint-Clément.

Du flou on en retrouve. D’anciens jardins, d’anciens vergers, devenus terrains abandonnés, en friche, dépôts d’objets hétéroclites, de machines figées. Des cabanons debout, assis, couchés. Certains annoncent l’occupation humaine par un mince filet de fumée s’échappant d’une cheminée bricolée. Le flou de Gorze, que j’aime bien. Le flou inquiétant. Des coins comme ça. Objectivement, il y en a partout, mais y’a une saveur particulière à Gorze.

On ne se foule pas beaucoup pour arriver à la chapelle Saint-Clément et à son oratoire en plein air, qui lui est antérieur. Elle est posée comme ça au bord du chemin. Ambiance Sleepy Hollow. On peut entrer coller sa tête aux grilles et regarder dedans l’unique rangée de bancs, la charpente qui les surmonte à l’occasion de travaux, si j’ai bien compris ce que j’ai vu. Dehors, une sorte de boîte à livres défoncée, avec trois ouvrages mais en de nombreux exemplaires. Les bouquins sont exposés à la pluie, au vent: on ne comprend pas le projet. peut-être qu’il n’y a pas de projet. Et à vrai dire c’est plus sage. Les projets conduisent aux exécutions.

En revenant vers le petit parking au bord de la Gorzia, je me dis que d’une certaine manière c’est toujours ce même sentiment que j’éprouve, mais que je ne sais que décrire à propos du massif vosgien: j’ai passé un peu de temps dans la Vanoise et c’était majestueux, à couper le souffle, incroyable et à vrai dire, un peu trop de tout ça. Dans la Vanoise la montagne t’écrase sans te voir. Dans les Vosges, c’est autre chose. La montagne te voit. Ses esprits te suivent. Ses gnomes te guettent. Ses fantômes t’escortent. Les Vosges sont profondément humaines, profondément inquiétantes aussi pour cette raison. Si les Vosges te font chuter dans un pierrier sournois, elles le savent bien. C’est prémédité. C’est tout cet imaginaire de feux follets trompeurs et de tourbières hantées qui me transporte dans les Vosges. Bah ici c’est un peu pareil. ce n’est pas que ça bien sûr. Ni ici ni dans les Vosges. Mais quand j’entends la petite ritournelle de mon imaginaire partir dans un lieder aux accents grinçants, écrasés sous le poids des siècles et de mes délicieuses obsessions, alors ça va. Alors je suis à la maison. Alors c’est bien même si le fluide est glacial.

Sur le petit parking au bord de la Gorzia, pendant que Y* se moque gentiment de S* qui n’a pas bien organisé le coffre, qu’E* sourit à C* et T* en mangeant un biscuit, je les écoute, content d’être avec elles et avec eux. Je garde quand même un œil sur la Gorzia. Qui sait ce qu’elle va charrier. Qui sait quelle créature va sortir de sous le pont, à la Stephen King… et puis surtout j’ai envie de revenir.

Rendre Gorze

[Fuji X100T/photos brutes]

Ça faisait bien pour le titre. Rendre Gorze. Genre: «Charles, baltringue de mes deux, je vais te faire rendre gorge, espèce de bouffeur de moutarde de merde» (René II ivre mort, au comptoir du «Duc Till», taverne suisse tenue par un mec de Blénod-lès-Pont-à-Mousson)(tu suis?)(oui je sais c’est un peu Cavallier)(ahah je m’amuse bien). Bref, rendre gorge, rendre Gorze. Tu l’as? Ça aurait été mieux si le Téméraire aka Mr T. avait tenu Gorze et que la bataille de Nancy fût la bataille de Gorze. La blague aurait été encore plus cool. Si tant est qu’elle le soit. Notez aussi que la citation de René II est power apocryphe. Pour si y’a un doute.

BON OH HÉ. REVENONS AU SUJET. GORZE. On n’est pas sur Sud Radio ici, on a de la rigueur et on sait de quoi on parle. Bon dieu.

L’autre jour donc j’étais avec des gens pas mal chouettes et on a été à Gorze. Pourquoi? Parce qu’on a déjà été au Rudemont ou aux carrières de Lorry, par exemple, donc bon. Faut varier dans la vie quand tu veux te cantonner à la vallée de la Moselle entre Pont-à-Mousson et Metz.

Gorze j’y avais déjà été, mais sans m’attarder, vite fait, un peu comme quand j’avais été à Longwy y’a quelques billets. Là, on avait guetté une balade qui faisait le tour de la bourgade par les hauteurs. Parce que Gorze est au fond du fond du vallon de la Gorzia, affluent de la Moselle, et ainsi ceinturée de hauteurs forestières très présentes dans le paysage. Gorze, assiégée de végétation.

Cette histoire de siège me ramène au siège de Nancy. Selon les sources, souvent pas fiables, quand le Téméraire a mis le siège devant la capitale ducale, il aurait envoyé une missive à René II pour que ce dernier fasse rendre la ville. Missive à laquelle René II aurait répondu: «Quoicoubeh!». Le Téméraire, de presque vingt ans l’aîné de René, à vrai dire un vrai gros boomer, en serait resté coi. Coicoubeh. Ahah. Pardon. En passant, si quoicoubeh avait existé au XVIIe, je pense que Charles IV, le premier des punks, en aurait abusé auprès de ses divers interlocuteurs. Bon, bref. GORZE.

Gorze, c’est beaucoup de vieilles pierres. C’est un peu idiot d’ailleurs cette expression, vieille pierre. Mais Gorze c’est ça. Comme un petit Toul, avec du patrimoine fameux ou modeste dans tous les coins, un peu à l’abandon, un peu entretenu. C’est ce qui fait que j’aime ces villes, elles sont un peu floues. Toul a fait de gros efforts de mise en valeur, et c’est sûrement une bonne chose, mais elle est devenue aussi moins floue. Bon. C’est comme ça. J’aime bien quand on ne sait pas trop où on met les pieds. Quand les institutions touristiques s’en mêlent, on sait TOUJOURS où on met les pieds. Le confort du visiteur avant tout. Les surprises deviennent un programme de visite.

Gorze est spéciale aussi car elle est écrasée par l’hôpital. Comme un mur qui dit que la ville s’arrête. Oui, là. On est devant le palais abbatial, on passe son porche poussiéreux et l’hôpital s’interpose alors. Décalé. Différent. La fête est finie. Au-delà sont les limbes. En vrai des routes escaladent le vallon et on peut remonter sur le plateau. Gorze, malgré les efforts de mon imagination, ce n’est pas le bord du monde. M’enfin il doit quand même pas être bien loin.

Gorze est un coin étrange. C’est mal foutu. Ou bizarrement. Et c’est chouette. C’est un village pensé comme une petite ville, une petite ville inquiète. Tout autour d’elle, les statues, les chapelles, les croix sont comme une barrière spirituelle hétéroclite. C’est quoi le problème? Il faut dire que j’ai été préparé en amont.

Je me suis pas encore douché, mais je vais mettre les pieds dans le plat. Je ne suis pas croyant, et on ne m’a jamais convaincu à propos du paranormal, des esprits, des hantises, des courants telluriques et tout le bordel. C’est pas que je sois réfractaire, mais on ne m’a jamais montré quoique ce soit de probant. Et même je suis sensible au sujet, mais lucide, aussi. Bref, j’avais été préparé parce que des récits de trucs étranges à Gorze, comme si c’était la Bouche de l’Enfer à l’instar de Sunnydale, j’en ai entendu des pelletées, aussi bien du côté catho que du côté païen, pour faire simple. Souvent les deux en même temps et c’est d’ailleurs intéressant. J’ai entendu des récits passionnants racontés par des gens convaincus de leurs expériences, et malgré mon scepticisme assumé je n’ai aucun jugement à porter. J’ai aussi constaté des pitreries sordides sur Youtube, avec un déballage de gadgets tous plus nuls les uns que les autres. Quand tu mates ces vidéos, d’ailleurs, t’as envie:

  1. Que si jamais les fantômes (pour résumer) existent, on leur foute un peu la paix. Grosse pensée à Barbara et Adam, et à leur copine mortelle Lydia, hein.
  2. Que si jamais les fantômes (pour résumer) existent, ils n’hésitent pas à coller des grosses mandales de gitan aux fâcheux sus-cités: chers esprits, arrêtez de vous laisser emmerder par des chasseurs (le bel atavisme) de fantômes en blouson Quechua, merde à la fin.

Y’a une dame qui faisait son jardin qui nous a raconté ce jour-là d’autres histoires encore, les siennes, celles de ses connaissances, celles même racontées par les notables. Cette fois tout ça était teinté de christianisme gentiment dévoyé. Comme ça, entre la causerie sur les plantes de son jardin et le temps qu’il fait. Comme des évidences, c’est comme ça et c’est tout. Toute cette ambiance pèse sur le vallon, sur mon imagination aussi. J’aime être ici, je ne crois pas un mot de tout ça et j’ai envie d’y croire pourtant, et c’est ce qui fait que mon cerveau s’emballe et fabrique des histoires et c’est très bien comme ça.

Les deux autres endroits en Lorraine où on m’a raconté beaucoup de trucs dans le genre, c’est Montmédy et le pays de Bitche. Bien sûr il y a plein d’histoires isolées un peu partout, mais je parle de concentration et de récurrence des récits, dans mon expérience personnelle. Mais… mais tu sais quoi? Je guette l’heure et je me dis que ce billet va se faire en plusieurs parties. Hein? T’en dis quoi? Rien je suppose. Allez, on fait comme ça.