Fléville-devant-Nancy: hommage à la ferme de Frocourt

[Fuji X100T / photos brutes]

Le truc qui m’obsède peut-être autant que la tofaille c’est les trucs pétés et les trucs disparus. Les trucs disparus encore plus en fait. C’est mieux que les trucs pétés. Les trucs pétés c’est pas frustrant, c’est là, y’a qu’à se baisser pour les picorer. C’est beaucoup trop feng shui pour être honnête. Alors que les trucs disparus, c’est plus là, tu peux pas les toucher, tu peux pas les visiter ou y faire des vidéos waouh pour ta chaîne Youtube de merde. C’est frustrant. Et la frustration c’est cool, ça te remet à ta place, et ta place est insignifiante.

Au bout d’Houdemont, dans la banlieue de Nancy, et même à vrai dire en partie sur le ban de Fléville, il y a une enseigne de bricolage qui hésite encore entre royalisme et enchanteur du cycle arthurien. Les gens s’y pressent, y compris le dimanche. Parce que c’est bien de cautionner le travail le dimanche quand on travaille pas le dimanche. Et on travaille pas le dimanche parce qu’on refait sa cabane de jardin ou on ponce une porte. C’est comme les retraités actuels qui sont pour la retraite à 64 ans. J’ai pas de mots. Enfin bon, les gens ils sont là sur le parking, ils vont acheter des trucs pas souvent utiles, mais toi t’es pas comme ça. Tu vas quitter le parking à pinces, revenir vers l’entrée du parking sus-cité et sur la droite tu verras un très court chemin raide qui grimpe, escorté par des arbres sûrement sagaces. En tous cas on ne m’a toujours pas prouvé qu’ils ne l’étaient pas. J’y suis retourné cette semaine parce que c’est un endroit que j’aime bien. Tu arrives en haut et la ville disparaît. La zone disparaît. Te v’là au bord d’un champ. Et là, juste devant toi, est un joli fantôme. Le fantôme de la ferme de Frocourt. Je t’explique avec le concours comme toujours apprécié de Géoportail, qui est mon Netflix à moi.

Je te fais la même mais en version vieille, à l’époque où les avions photographiaient le pays décemment et où ton grand-père pratiquait un patriarcat digne et généreux: c’était au temps qu’on avait des valeurs actuelles, quoi.

Eh ouais gros-se, y’a une ferme sur la photo. La ferme de Frocourt. C’est un peu comme la ferme Saint-Jacques à Maxéville. Elle est là elle est plus là. Pouf. Magie. Comme dirait l’enchanteur du cycle arthurien. Frocourt est tombée avant Saint-Jacques, d’après ce que je trouve sur Internet. Internet autant si je veux savoir si je peux cuisiner mes crottes de nez y’a pas mal de ressources, mais sur la ferme de Frocourt ça reste léger. En même temps tout le monde s’en fout un peu de la ferme de Frocourt. Dans le fond moi aussi, elle change pas ma vie la ferme de Frocourt, moins que la tofaille en tous cas. Mais quand j’arrive en haut du petit chemin, je ne peux pas m’empêcher de la voir. Depuis que je sais qu’elle était là, je la vois. Les grosses zones commerciales cradingues comme celles d’Houdemont c’est rudement pratique on va pas se mentir. Et l’idée que c’était mieux avant est en général le symptôme des âmes nulles. Mais quand même, on ne m’ôtera pas de l’idée que c’était mieux avant, du temps de la ferme. Parce que les sols naturels buvaient l’eau, parce que les ballets de bagnoles à la con n’existaient pas ici et ne crachaient pas de poison, parce que le paysage était un peu plus cool, vu qu’une ferme c’est plus joli à mon goût qu’un magasin de bricolage ou qu’un uber hypermarché avec un parking sur 700 niveaux. Parce que produire à bouffer pour les gens ça a l’air plus utile que de vendre des semi-remorques de trucs qu’il faut produire, transporter, conditionner puis mettre à la déchetterie, polluant de manière porcine tout le long du processus, de A à Z, bravo la société de consommation (je suis aussi contre la guerre et j’aime les bébés animaux).

J’essaye de me raisonner mais j’y arrive pas. Je crois quand même que c’était mieux avant. Après les zones commerciales et toute leur absurdité sont des endroits que j’aime pour faire des photos, regarder les gens, parfois leur causer, voire croiser des connaissances: mais du point de vue supérieur de l’intérêt général, c’était mieux avant. Quand même. Mais je cause je cause et pis je fous pas de photos.

Ouais c’est le ciel entre les arbres. Ça puait l’orage. C’était chouette. Ah oui parce que du coup faut pas t’attendre à des photos de la ferme, elle a disparu vers 1975, forcément. Et comme je suis pas un zouave de chasseur de fantômes, j’ai pas pu enregistrer ses cris informes tandis qu’elle s’effondrait sous les coups de la démolition. J’ai pas de spirit box ni même de connardotron 6000 que j’aurais acheté 150 balles chez Casto (le nombre de Picons que tu peux boire au bar pour 150 balles, ça serait un meilleur investissement, pis au bout d’un moment y’a moyen que tu voies des spectres easy en plus). Voilà, du matos, des gadgets, l’aventure t’sais, le surnaturel. Acheter des trucs comme ça aux petits malins qui les vendent, et se pignoler ensuite avec un air entendu sur des bruits blancs, ça c’est surnaturel, en effet. Les gars ils croient chasser du fantôme, en fait ils font de l’ASMR en scred la nuit. Enfin bref, pas de flux éthérique sur ce coup-là, déso pas déso, hein. Mais encore une fois, mon cerveau qui erre dans des vies qu’il ne connaît pas, qu’il invente, celles des gens qui ont vécu et travaillé dans cette ferme que je vois comme si elle était là. Mais elle est pas là. «Ferme, pas là» comme dirait mon fils qui commence à causer. Ferme ta gueule, comme je me dirais si je me rencontrais.

Alors faut juste continuer le chemin, non? A droite je vais finir au pied de l’autoroute à téma les graffs de l’Antiquité, c’est sympa mais je suis pas motivé. Je pars à gauche, le long du bois, le long du dernier entrepôt de la dernière enseigne superflue de la zone. Je vois ce tas de pierres et de gravats, voisinant avec une courte portion de muret dévoré de végétation, en bordure du chemin. Voilà, les seules traces physiques de la ferme de Frocourt.

J’aime bien ici, ce petit bois qui n’a pas bougé depuis des décennies. C’est rassurant. Je pense à toute la vie que cette réunion d’arbres abrite, des araignées marrantes aux renards glissants. Si ça se trouve, il y a des blaireaux et ça c’est une pensée qui fait plaisir. A gauche s’ouvrent des prairies bordées de forêt ou de haies. Les haies c’est la vie, c’est comme le gorgonzola. Juste au-delà sont tapis des pavillons invisibles avec chien de garde réglementaire. Mais je descends vers Fléville. Dans les flaques d’eau, des œufs de grenouilles en masse. Je pense au carnage à chaque passage de véhicule, généralement agricole.

L’horizon est ouvert sur ce sud flou de Nancy, immédiatement rural et pourtant ourlé d’autoroutes, de voies rapides, de voies ferrées, de canaux. L’orage menace de plus en plus. Je descends jusque Fléville? Oh, oui. Rien que pour voir le bois s’ouvrir, la fenêtre au bout du chemin, c ‘est chouette et j’aime ça.

Il n’y a personne sur le chemin, c’est tant mieux. J’aime pas trop croiser des humains quand je me promène. Autant je peux dans certaines circonstances être parfaitement sociable, et pousser le vice jusqu’à aimer ça, autant j’aime marcher en silence, surtout en forêt. Je conçois que pour plein de gens la promenade soit un support pour taper la causette, mais à vrai dire pour moi, la promenade est une activité en soi. La promenade c’est voir, entendre, sentir, c’est un truc sérieux, c’est comme évoquer le temps qu’il fait, ça se fait pas à la légère. Si on babille sans cesse en même temps bah ça fonctionne pas. Alors j’aime pas marcher avec des gens et c’est comme ça. Ni même en croiser. Les gens c’est relou. J’en veux pas dans ma balade. Rentrez chez vous les gens.

Je veux des racines, des fleurs, même des qui puent, des arbres, même des morts, des bestiaux, même des charognes, du vent, même s’il amène l’orage. Prévoyant comme toujours, je suis en t-shirt et en baskets au milieu des champs, je la sens déjà l’averse de grêle que le sort me réserve. Sauf que je suis plus fort que le sort, je suis comme ça. J’ai louvoyé entre les averses, les éclairs, les nuées de frelons polaires et les électeurs de droite, bref j’ai géré l’adversité. Et je suis rentré sec. Tu vas faire quoi Taranis? Mange tes morts Taranis.

Bon je cause, je cause et puis voilà Fléville qui se pointe. Il va falloir encore descendre un peu plus bas, vers les fesses du château. Le derrière. Le château de Fléville tu sais. Oui y’a un château avec une belle tour ancienne et plein d’autres belles choses. Quand j’étais jeune, même si j’avais déjà des poils sur la face, mais bon c’est pas le sujet, j’étais guide au château. Ouais ouais. Ça m’est arrivé. C’était marrant. C’était un peu n’importe quoi aussi mais c’était bien. Je ne sais pas du tout à quoi ressemblent les visites actuelles, mais sur la base d’une expérience vieille de plus de vingt ans, je peux te dire que le château vaut le coup d’être parcouru. Je te l’annonce. Tu feras dans ta tête l’impasse sur les gnangnanteries familiales qui à mon époque en tous cas étaient présentées d’une manière pas bien intéressante et tu te concentreras sur tout le reste. C’est mon conseil beauté de la visite.

Sur la photo au-dessus, à 500 mètres à peine, de l’autre côté de la crête, y’a des tas de magasins nuls. C’est à ne pas y croire. Le tout c’est de rester du bon côté de la crête. Du bon côté du bois. Fléville est cerné. Fléville reste partiellement rural, mais cerné.

Bon on arrive en bas du chemin. On peut se raccrocher au parcours de santé très bucolique qui voisine par un court chemin de jonction, ou continuer vers le cul du château. Bah un cul de château, ça se refuse pas. C’est aut’ chose que le cul du Courtepaille hein.

Et l’orage tombe sur là-bas, vers Maxéville et Champigneulles, je dirais, à vue de pif. Je me réjouis parce que c’est beau, je me réjouis aussi parce que je suis pas équipé et que ça passe au large. Quel bon entre midi je passe, les amis.

On dirait que me v’là à Fléville. En tous cas je reconnais pas ces arbres étranges. Peut-être c’est pas des arbres. Peut-être c’est des machins d’humains. Peut-être ce machin là-bas c’est un tracteur qui se magne le jonc de faire ses trucs à faire parce que le temps est instable et puis du côté d’Art-sur-Meurthe, donc pas bien loin à vol d’orage, ça commence à grogner dans les nuées.

Bon, on est à Fléville. Là c’est sûr. Et à la fois Fléville ça va. Ça se fait en douceur. C’est Fléville quoi. J’ai un copain, que je salue si il passe par là, quand on était ados, il habitait là. A Fléville. Non mais c’est pas grave hein. Ça arrive. Et pour aller chez lui je prenais le bus. Le bus de la ville. Et le bus à un moment il est au milieu des champs. T’es là, accroché avec ta main à un bordel en caoutchouc lové à une barre métallique dans ton bus pour pas tomber, y’a des gens autour de toi qui on l’air de se faire chier, y’a des chewing-gums sous les sièges, la scène a la poésie d’une promo chez Casto, bref t’as tous les signes dans ton véhicule urbain que t’es bien dans un truc urbain. Et t’es là au milieu des champs. Bah moi ça m’a marqué. Y’avait une joie absurde à tout ça. On se serait cru dans le bus de Paul Kirchner.

Je faisais le malin à une époque. En 1997 je crois, j’ai enlevé ma montre en disant je serai pas esclave de l’heure tout ça. Bon. En 2003 je crois, j’ai eu un téléphone portable. Donc j’ai l’heure tout le temps. je suis un peu comme ces gens qui sont là, avec leur smoothie à la main, à pérorer: «Oui tu sais moi j’ai pas de télé à la maison parce que la télé…». J’ai envie de leur dire «Gnagnagna», parce que j’aime citer les philosophes dans leurs fulgurances. C’est les mêmes que tu retrouves comme des lapins épileptiques devant leur écran d’ordi à 00H37. Car il est 00H37 et je suis devant mon ordi et j’ai pas de télé: voilà, je suis démasqué. Putain mais pourquoi je parle de ça moi, encore? Vas-y mon cerveau c’est vraiment Fleury-devant-Douaumont, vers le 24 février 1916 à midi.

Ah oui. Je me souviens. Je sors mon téléphone, je regarde l’heure et horreur, je risque de revenir en retard de ma permission d’entre midi. Le centre d’incarcération salariale va gueuler. Vite! Demi-tour! Et puis, plus inquiétant, l’orage se fait pressant, ça cartonne pas si loin et quelques gouttes périphériques me tapotent. Un petit harcèlement qui pourrait devenir un tabassage en règle si je ne presse pas le pas.

Avant de te laisser sur une série très marquée par ma sueur et une précipitation de bon aloi qui une fois encore m’a permis de voir l’orage de près sans me le prendre sur la tronche, je te dirai que les banlieues de Nancy que je classe en enfer pavillonnaire, moi le premier, bah faut pas s’y tromper. Faut arrêter de faire des petites cases et aller arpenter le terrain. Houdemont, Ludres, Heillecourt, Fléville, Saulxures, Seichamps et tout ça. Oui c’est plein de pavillons qui ont pété les terres agricoles et les prairies. Oui les sols y sont terriblement artificialisés. Oui on peut s’inquiéter d’un mode de vie de petite bourgeoisie pantouflarde qu’on attribue à ces lieux, à tort ou à raison. Oui on peut regretter ces dortoirs qui privilégient la propriété privée à l’espace collectif. Oui à tout ça, d’accord, si tu veux. Et avec ce «si tu veux», je m’adresse principalement à moi, tel que j’étais y’a pas si longtemps. On peut avoir toute cette critique en bloc. Mais que ça ne nous empêche pas d’être curieux. Tant que ta curiosité est plus forte que tes inévitables et nécessaires opinions de comptoir, idées, certitudes, préjugés, t’as quelques chances de pas finir trop en vieux con. Mais c’est une longue, dure et terrifiante bataille contre soi-même.

Dans ces banlieues, déjà y’a des typologies d’habitat qui sont intéressantes à guetter. Des styles, des parti-pris, des décos de jardin de toutes sortes, le pire côtoie le moins pire, en photo c’est un régal. Des formes, des textures: comme partout. Comme dans le massif vosgien, comme dans la ZAC du coin, comme sur la peau des humains. Donc, rien que là, c’est un sujet intéressant. Ensuite y’a des gens. Les gens, comme sujet, tant qu’ils ne viennent pas causer dans ma balade en forêt, je suis fan. Mais surtout dans ces banlieues, y’a pas que les pavillons. Y’a plein de recoins naturels ou pas, y’a plein de petites chouetteries cachées à droite à gauche. Des choses toujours très modestes, mais la modestie n’empêche pas l’extraordinaire. Il y a des wagons de photos à faire dans ces marges absurdes. Des wagons.

En attendant, j’ai eu chaud au cul moi, avec cet orage. Me reste plus qu’à redescendre vers ma voiture, à mettre le contact et à partir vers de nouvelles aventures en crachant des particules fines. Youhou Jolly Jumpy, l’aventure nous appelle, il nous reste une longue route à faire jusqu’à ma chaise de bureau! Qui sait ce qu’il va nous arriver sur

Ouais non j’annule cette phrase, elle était super mal barrée.