Rendre Gorze -2-

[Fuji X100T / photos brutes sauf un ou deux recadrages pour la dignité]

Je réexplique pas le titre hein. C’était déjà assez malsain la première fois. Mais si tu aimes être dépité, tu peux te référer au billet précédent.

J’étais en train de tanner avec Gorze. Punaise tourner autour de Gorze c’est chouette, on passe de la petite cité pas claire entre ville et village à des promontoires dégagés, on croise des coins de campagne ravissants, des combes indécentes, des forêts belles mais souffrantes, des pavillons apeurés aux sols artificiels, des parties de campagne humides et délicates. C’est valable. Faut aller tourner autour de Gorze si on aime les contrastes. Contrastes toujours contenus dans une dense circonvallation forestière.

Comme Gorze est au fond de son cul de sac topographique, t’as une sensation d’échappée belle quand au coin d’une hauteur la campagne, quasi-meusienne, c’est dire si c’est beau, s’ouvre devant toi. La croupe sombre de crêtes lointaines, le moutonnement de mai des cimes forestières que structure le soleil pâle, comme la fourrure du chat qui se remet en place sous notre caresse. On oublie la saignée dans le plateau, la saignée de la Gorzia, on oublie le clocher dominé par l’hôpital. On y replonge pourtant avec envie, parce que les mystères de Gorze nous font de l’œil, les coquins. Le terrain de foot, piscine à pissenlits, parcouru par des quidams en pleine récolte. C’est le mois de mai, tout a pourtant l’air abandonné, l’herbe est déjà haute. Incongrus, des employés municipaux ou d’un sous-traitant, va savoir, s’échinent à tondre. Une tonte bien tardive: tant mieux pour les bestioles. Les gradins sont des structures de bois pas bien rassurantes qui ressemblent à des podiums pour ogres. Au-dessus passe la route et l’accès au cimetière. Il est étonnant ce cimetière. Partiellement nickel, partiellement comme abandonné, de vieilles tombes surgissent en tous sens dans la pente, pas bien stables, des monuments funéraires font la révérence, saluent jusqu’à se rompre. Des tombes modèle militaire s’alignent bon an mal an: ce sont pourtant des civils morts il n’y a pas si longtemps pour certains, avec une simple croix, sous une simple chape de plomb. Ils sont tous là, alignés. Peut-être un déplacement de cimetière? Peut-être pas? Je reste sans explication, mais l’ambiance de ce cimetière, assez vaste, est un peu troublante. Inhabituelle en réalité. Le trouble naît de ce qui est presque comme d’habitude, mais pas tout-à-fait, sans pourtant qu’il ne se passe grand chose de palpitant: tout est dans la sensation, la trompeuse sensation. Là nous saisit une averse soudaine. On se réfugie dans la petite cabane de jardinier où nous accueillent une brouette et deux trois ustensiles mal identifiés. On fait le dos rond, on regarde les araignées, on essaye de discuter avec mais comme toujours elles font semblant de ne pas parler. On attend la fin de la chaouée.

Là-bas, au-delà du cimetière, on surplombe la bourgade de tout près. Les cloches sonnent longuement, à la volée. Dans la vallée étroite, elles résonnent, profondes. Point de délicat carillon, mais la puissance d’un appel impératif. On avance sur des sentiers que les travaux forestiers rendent glissants après la pluie. La forêt semble ici avoir gravement souffert ces derniers temps, les coupes sont vastes. Faute d’écouter les alertes, nous en sommes à pleurer, un peu plus chaque année, nos arbres. Près de chez moi il y a trois arbres au milieu d’un champ, je les aime, ce sont mes arbres, des amis dans le paysage. L’été dernier je les ai vu cuire, perdre leurs feuilles très prématurément. En ce printemps, deux d’entre eux sont pour le moment pleins de panache… le troisième commence seulement à s’étoffer, mais reste malingre. Leurs trois silhouettes confondues ont toujours été un modeste phare pour moi. Je dois me faire à la détresse de l’un d’eux. Peut-être à sa future disparition. Passera-t-il cet été? Allons-nous enfin écouter les alertes, et obliger, par tous les moyens, nos bons maîtres sourds comme des pots et égoïstes comme des bons maîtres à écouter les alarmes désespérées ?

En attendant les pentes sont impressionnantes dans ce coin. Le soleil tombe en cascade des hauteurs, et après la pluie il y a là une brume, légère, timide, presqu’invisible, qui n’existe que parce que les rayons lui tombent dessus. J’ai bien aimé cette partie de la balade, descendant tranquillement au rythme de ma fille fatiguée, pour échouer sur le récif de la chapelle Saint-Clément.

Du flou on en retrouve. D’anciens jardins, d’anciens vergers, devenus terrains abandonnés, en friche, dépôts d’objets hétéroclites, de machines figées. Des cabanons debout, assis, couchés. Certains annoncent l’occupation humaine par un mince filet de fumée s’échappant d’une cheminée bricolée. Le flou de Gorze, que j’aime bien. Le flou inquiétant. Des coins comme ça. Objectivement, il y en a partout, mais y’a une saveur particulière à Gorze.

On ne se foule pas beaucoup pour arriver à la chapelle Saint-Clément et à son oratoire en plein air, qui lui est antérieur. Elle est posée comme ça au bord du chemin. Ambiance Sleepy Hollow. On peut entrer coller sa tête aux grilles et regarder dedans l’unique rangée de bancs, la charpente qui les surmonte à l’occasion de travaux, si j’ai bien compris ce que j’ai vu. Dehors, une sorte de boîte à livres défoncée, avec trois ouvrages mais en de nombreux exemplaires. Les bouquins sont exposés à la pluie, au vent: on ne comprend pas le projet. peut-être qu’il n’y a pas de projet. Et à vrai dire c’est plus sage. Les projets conduisent aux exécutions.

En revenant vers le petit parking au bord de la Gorzia, je me dis que d’une certaine manière c’est toujours ce même sentiment que j’éprouve, mais que je ne sais que décrire à propos du massif vosgien: j’ai passé un peu de temps dans la Vanoise et c’était majestueux, à couper le souffle, incroyable et à vrai dire, un peu trop de tout ça. Dans la Vanoise la montagne t’écrase sans te voir. Dans les Vosges, c’est autre chose. La montagne te voit. Ses esprits te suivent. Ses gnomes te guettent. Ses fantômes t’escortent. Les Vosges sont profondément humaines, profondément inquiétantes aussi pour cette raison. Si les Vosges te font chuter dans un pierrier sournois, elles le savent bien. C’est prémédité. C’est tout cet imaginaire de feux follets trompeurs et de tourbières hantées qui me transporte dans les Vosges. Bah ici c’est un peu pareil. ce n’est pas que ça bien sûr. Ni ici ni dans les Vosges. Mais quand j’entends la petite ritournelle de mon imaginaire partir dans un lieder aux accents grinçants, écrasés sous le poids des siècles et de mes délicieuses obsessions, alors ça va. Alors je suis à la maison. Alors c’est bien même si le fluide est glacial.

Sur le petit parking au bord de la Gorzia, pendant que Y* se moque gentiment de S* qui n’a pas bien organisé le coffre, qu’E* sourit à C* et T* en mangeant un biscuit, je les écoute, content d’être avec elles et avec eux. Je garde quand même un œil sur la Gorzia. Qui sait ce qu’elle va charrier. Qui sait quelle créature va sortir de sous le pont, à la Stephen King… et puis surtout j’ai envie de revenir.